Arrêt sur les mots

Textes co-écrits par Eric Chauvier et les jeunes de Rencontre 93/AVVEJ, images de Saraswati Gramich

Une initiative de Synesthésie avec le soutien du Département de la Seine-Saint-Denis dans le cadre du programme Ecrivains en Seine-Saint-Denis, de Rencontre 93/AVVEJ et de la Fondation Air France.

Nous tenons à remercier très chaleureusement les personnes qui nous ont permis de mener à bien cette résidence.

Le Département de la Seine-Saint-Denis: Anne Gondolo, Cécile Hauser, Catherine Pollet. Et la Ville de Saint-Denis pour l’exposition des bannières dans la ville.

Fondation d’Entreprise AIR FRANCE pour l’impression des bannières et l’édition du livret.

L’équipe de Synesthésie : Anne-Marie Morice, Assia Meliani, Xavière Graton-Marconnet, Alberto Calabria.

M. Dupond, directeur de Rencontre 93 / Avvej . M. Ajenoui Abdel, chef de service Atelier Scolaire. L’équipe éducative de l’Atelier Scolaire: Robert Comellas, Alexandre Astier, Isabelle Bermond, Amel Bensana, Abdelaziz Mougny, Mounir Jaabiri, Assia Rhadbane, Tchobe Paul, et Michèle Matthis pour leur accueil, leur disponibilité et leur amabilité.

La Compagnie Aleph: Sébastien Naud pour son énergie et sa passion.

Et puis, bien sûr, les jeunes de l’Atelier Scolaire, à qui nous souhaitons le meilleur pour le futur: Abdoul, Alvin, Anastasia, Cécile, Cherazed, Djanna, Eden, Haïtam, Ilann, Jessica, Laure, Mélissa, Ousseny, Pierre, Quentin, Ryan, Sabrina, Saïf Edine, Saverio.

Eric Chauvier , Saraswati Gramich

Musique. Au retour de cette sortie, dans le bus, l’éducateur en a marre de la musique, mauvaise selon lui, et surtout trop souvent entrecoupée de pubs. Il impose de la musique classique. Les jeunes de Rencontre 93 protestent un peu. Puis certains s’endorment. Fatigue ou apaisement ?

Gestes. Les jeunes de Rencontre 93 réalisent eux-mêmes l’impression de leur graff’ sur des tee-shirts. Ils utilisent le plus souvent leur prénom. Ils manient l’encre, une spatule et un cadre en bois. Ils doivent faire le même geste, consistant à incliner légèrement la spatule (un angle à 30°). Il la passe une première fois sans appuyer avant d’effectuer une pression plus importante lors d’un second passage. Je demande à un éducateur pourquoi cette technique est préférable à l’impression laser. Ma question est inutile – je le sais. Il suffit de les regarder, hésiter d’abord, puis, peu à peu, effectuer des gestes totalement nouveaux pour eux. Qu’est-ce qui est le plus important le tee-shirt ou bien ces gestes qu’ils n’ont jamais réalisés ?

Luc Pesson. Les jeunes de Rencontre 93 se moquent de Luc Pesson quand ils font du théâtre. Ils lui reprochent de ne pas leur faire faire du cinéma alors qu’il a installé son bunker à Saint-Denis. Ils ont monté une pièce qui s’intitule “De l’autre côté”. Elle évoque l’impossibilité de bénéficier des avantages du cinéma. Dans la pièce, l’un des jeunes se fait embaucher comme vigile, mais il est rapidement obligé d’interdire l’accès du tournage à ses amis. Ceux-ci protestent de façon virulente. Est-ce que le projet d’implantation de Luc Pesson en Seine-Saint-Denis à quelque chose à voir avec le rêve du cinéma ?

Riches. Les jeunes de Rencontre 93 imitent mal les riches. Quand ils font du théâtre, ils endossent les rôles de riches mais ils n’y parviennent pas, même si certains ont le feu sacré. Ils éprouvent des problèmes pour adopter le vouvoiement un peu snob qui permet de ressembler aux riches. Est-ce que c’est parce qu’ils ne côtoient pas assez de personnes riches ?

Imitation. Les jeunes de Rencontre 93 imitent très bien leurs parents (au théâtre), leur violence, leur tendresse, leurs montées d’angoisse. Est-ce qu’ils sont moqueurs dans ces moments-là ? Je ne pense pas.

Mac Do. Les jeunes de Rencontre 93 sont de sortie. A midi, ils veulent aller au Mac Do. L’éducateur ne veut pas. Il les prévient : “c’est moi qui ai le budget.” Les jeunes insistent : “Mac Do ! Mac Do et rien d’autre !” L’éducateur leur propose un vrai restaurant ou rien. Finalement, ils acceptent le vrai restaurant, une pizzéria (avec entrée plus plat). Certains disent qu’ils n’aiment pas les pizzas. Le plus dur, pour eux, c’est de choisir. Quand on a que Mac Do, évidemment, c’est plus simple. Ils finissent par accepter. Ils s’assoient à une table du restaurant et attendent. La serveuse arrive. Elle est très patiente. Elle leur explique ce qu’est la ciboulette. Ils échangent quelques mots avec elle. Ils posent des questions. Qu’est-ce qui est le plus important : les réponses à ces questions ou bien ces questions qu’ils n’ont jamais posées ?

Télévision. Certains jeunes de Rencontre 93 sont fascinés par la télévision, comme tous les jeunes partout en France, d’ailleurs. Ils aimeraient sans doute y passer. Pourtant, à la télévision, on ne parle que de flash-balls et d’insécurité dans les banlieues, surtout à l’approche des élections présidentielles. Est-ce que leur vie peut aujourd’hui se résumer à ça ?

Broderie. Certains jeunes de Rencontre 93 font de la broderie. La broderie n’est pas qu’une activité de filles. Qui peut encore croire ça ?

Insultes. Après avoir perdu au foot, l’un des jeunes de Rencontre 93 dit à un autre “la vérité, au prochain match, je vais te casser la jambe en mille morceaux”. Il met le ton qu’il faut. Ça sent la menace, mais c’est pour rire. Ça ferait sûrement peur à ceux qui ne sont pas présents à ce moment-là. “Niquer sa mère”. “Casser les jambes”. Pourquoi ces mots ne font-ils plus peur quand on est là pour les écouter ? Est-ce que les médias ont vraiment envie de les écouter ?

Filles. Les jeunes filles de Rencontre 93 sont douées au foot. Sur le match que j’ai vu, elles semblent moins physiques que les garçons, mais plus techniques. Est-ce que le physique peut suffire pour gagner un match ? / Le 06-10-12, Eden conteste cette observation. Elle est d’accord sur le fond, mais elle ajoute que « les filles sont plus physiques que les garçons ».

Encouragements. Les jeunes de Rencontre 93 s’encouragent durant l’atelier de slam. Un adolescent dit à un autre : “Tu mets tout ce qui te passe par la tête.” Leur motivation pour s’en sortir me saute aux yeux plusieurs fois par jour. Pourquoi certains mots, comme “encouragement” semblent impossibles ici, à Saint-Denis ?

Vannes. “Ça peut-être de la vanne ?”, demande un jeune à un éducateur durant l’atelier de slam. En poésie, la vanne est un genre à part entière, comme la prose ou l’épopée. Si cela vous étonne, il faut vous demander pourquoi.

Chercher. “Moi je copie pas, je cherche une phrase”, lâche un jeune durant l’atelier de slam. Pourquoi certains verbes, comme “chercher” semblent impossibles ici, en Seine-Saint-Denis ? Est-ce qu’il n’y aurait rien de bon à trouver ?

Face book. Un éducateur demande aux jeunes de Rencontre 93 pourquoi ils aiment Face Book. Une jeune fille lui répond du tac-au-tac : “parce que c’est trop bien”. Dans d’autres coins de France, qui ne sont pas classés en zones prioritaires, les jeunes font à peu près les mêmes réponses. Qu’est-ce que cette observation devrait avoir d’étonnant ?

Menace. Dans les médias, beaucoup de reportages montrent les jeunes de Seine-Saint-Denis comme des délinquants qui errent dans la rue. Jamais on ne parle de la vie des adolescents de Rencontre 93. La plupart sont déscolarisés parce que leurs parents veulent les protéger des mauvaises rencontres. Alors, ils les maintiennent chez eux toute la journée. Pourquoi pense-t-on que les jeunes de Seine-Saint-Denis sont menaçants ? Pourquoi ne dit-on jamais qu’ils sont menacés ?

Césaire. Dans une séance de slam, l’une des jeunes de Rencontre 93 cite Aimé Césaire. Des Caraïbes jusqu’aux barres d’immeuble de Seine-Saint-Denis, les paroles du grand poète voyagent bien. Pour les jeunes, elles expriment des liens avec des racines. Elles expriment aussi un sentiment d’exil. Le sentiment d’exil semble important ici. Quelles que soient l’origine des adolescents, pourquoi ne devrait-on pas admettre qu’ils sont aussi en exil ? Comme un Suédois à Zurich ou comme un Suisse à Stockholm.

Il est parfait cet article !, tranche Vinojuice dans un sourire.

Soprano. Durant l’atelier de Slam, les paroles du rappeur Soprano servent pour expliquer ce qu’est une rime embrassée. Je pense à ceux qui disent que le rap ne sert qu’à brûler des voitures et qu’il n’y a rien de culturel là-dedans. Ils sont nombreux à tenir ces propos. Pourquoi devrait-on admettre ce genre de paroles si elles reposent sur des contre-vérités ?

Préjugés : Je découvre que certains jeunes sont déscolarisés, non parce qu’ils sont dans la rue, mais parce qu’ils restent cloîtrés chez eux. Je revendique le droit d’être subjectif et de dire qu’il s’agit là d’un phénomène à considérer au même titre que l’insécurité dans les banlieues. Pour faire exploser les préjugés, ne faut-il pas être un peu subjectif ?

Juge : Durant l’atelier théâtre, l’animateur demande à une jeune fille de jouer le rôle d’un juge. Elle dit : “J’aime pas les juges”. Elle ne peut pas tenir ce rôle, peut-être à cause de son histoire personnelle – que j’imagine difficile. Elle finira sans doute par accepter de tenir le rôle d’un juge. N’est-ce pas là une marque de sa supériorité sur le juge qui, lui ne joue jamais un rôle de jeune ?

Avenir : L’animateur de théâtre demande à K. ce qu’il voudrait faire plus tard : “rien du tout” est la réponse. En prononçant ces mots, “rien du tout”, K. n’exprime-il pas justement tout ce qu’il ressent à ce moment là ? Par conséquent, la réponse n’est pas négative. Il est important pour K. de pouvoir dire qu’il a l’impression d’être rien du tout. Les personnes “socialement insérées” peuvent-elles faire de tels constats ?

Mélange : Espagnole et russe, capverdienne et martiniquaise, haïtienne et marseillaise. Ces mots employés par les jeunes pour évoquer leurs origines sonnent comme dans la grande littérature de voyage. Les mélanges culturels n’effraient-ils pas ceux qui ont oublié la grande littérature de voyage ?

Mensonges : Dans l’atelier “contes”, un exercice consiste à apprendre à mentir. H. doit faire accepter aux autres qu’il “mange du bois”, T. qu’il “vit dans l’eau”, A. qu’il a été kidnappé. L’un des trois est vraiment crédible, celui qui ne rie pas. Lequel, d’après vous ?

Loch Ness (monstre du) : Dans l’atelier “contes”, A. H. et F. inventent une histoire où un pêcheur éprouve de la honte pour son fils qui ne sait pas attraper de poissons. Meurtri, le fils décide de partir loin, en haute mer. Là, il trouve un monstre, le Loch Ness, qu’il tue à mains nues. Il le rapporte au village dans sa petite pirogue. Découvrant cette pêche, le père est de nouveau fier de lui. Je me demande pourquoi les jeunes ont tous spontanément pensé au Loch Ness. Est-ce une parabole ? Faudra-t-il, pour chacun d’eux, ramener un monstre aussi énorme et menaçant pour gagner la confiance des adultes ?

Insultes : Dans la rue, des insultes pleuvent entre un garçon et une fille, manquant dégénérer en bagarre. Les passants se retournent, curieux, effrayés. Je comprends surtout l’écart entre l’effet produit et l’évènement lui-même. L’effet de la dispute peut paraître angoissant à ceux qui ne connaissent pas le contexte. Pour les autres, c’est un évènement un peu pénible, mais anodin et inoffensif.

Gendarmes. Les jeunes asphyxient des gendarmes. Cela se passe durant la séance graff sur un mur de l’institution. Les gendarmes sont des insectes. Le mode d’asphyxie est une bombe de couleur. Ici plus qu’ailleurs, il faut se méfier des apparences.

Erreurs. Le graff est un exercice qui parle beaucoup aux jeunes. En repassant à volonté des couleurs les unes sur les autres, il est possible de corriger au fur et à mesure les erreurs qu’ils font (dépassement, coulure, etc.). Les mauvais esprits diront que cela permet de favoriser l’indulgence pour les erreurs. N’est-ce pas plutôt une façon de s’en rendre compte ?

Regard. Dans le graff, les petits défauts que l’on voit de près deviennent des réussites si l’on recule de quelques pas pour découvrir la vue d’ensemble. Quelques pas de recul ne sont-ils pas le secret de la sagesse ?

Mélancolie. “Désocialisation, déscolarisation, échec” sont les mots qui reviennent souvent pour évoquer la vie des jeunes. Pourquoi ne parle-t-on jamais de “mélancolie” à leur sujet ? Leurs histoires personnelles sont trop souvent confondues aux grands maux de la société.

Fourchette. Les jeunes apprennent à enlever la boue coincée sous les sabots des chevaux. Il leur faut racler fermement l’ongle en prenant soin de ne pas blesser le cheval sur sa partie charnue, appelée “fourchette”. Ce geste incarne bien les principes de vie en société : distinguer les parties dures et les parties charnues pour retenir son geste et canaliser sa force.

Guerre. Une jeune fille m’explique qu’elle veut s’engager dans l’armée pour faire la guerre. Pourquoi les jeunes gens veulent-ils faire la guerre ? Trouveront-ils quelque chose là-bas ou bien ne font-ils que fuir ce qui se passe ici ? Au Vietnam, en Afghanistan, en Irak, la fabrique de la chair à canon ne reposait-elle pas sur cette confusion ?

Justice (1). Durant l’atelier théâtre, une juge vient évoquer l’affaire judiciaire, dite “affaire B”, que les jeunes ont choisie pour la rejouer sur scène. C’est un vol avec homicide involontaire sur une personne âgée. Elle annonce la peine encourue par les trois adolescents soupçonnés : vingt ans. Certains semblent déçus et exigent une vraie affaire, avec une peine à perpétuité. On pourrait penser que ces références viennent de leur expérience de la violence dans les cités. En fait, elles sont tirées de la série télévisée “New York Police d’Etat” – c’est ce qu’ils disent. Jusqu’où vont les idées reçues ?

Justice (2) : Une jeune fille propose de retourner l’affaire “B”. Selon elle, la femme de la victime aurait payé les jeunes pour tuer son mari afin de toucher l’assurance-vie. D’autres abondent dans le même sens. Oui, c’est l’épouse du défunt qui est coupable. La juge explique que la défense de ces jeunes n’est pas une cause très défendable au vu de l’instruction du dossier. Ils insistent encore. N’est-ce pas le début d’une belle plaidoirie ?

Avenir. A. explique avec enthousiasme que Rencontre 93 lui a apporté « l’avenir ». Je me demande comment elle voyait sa vie avant. C’est comment une vie sans avenir ? Comme du présent qui n’en finit pas ? Comme du passé qu’on ne parvient pas à oublier ?

Avenir (2). Un éducateur lit le paragraphe sur la vie sans avenir. Un long silence traverse l’assistance. L’émotion est palpable. Maintenant que l’émotion est passée, nous pouvons en parler : qu’est-ce qu’une vie sans avenir ?

Famille. H. dit que Rencontre 93, “c’est comme la famille”, comme un prolongement de la famille dans la vie sociale. On pourrait dire aussi “comme de la chaleur dans une vie sociale qui en est dépourvue”.

Famille (2). B. confirme ce que dit H. au sujet de Rencontre 93, “c’est comme la famille”. Il ajoute : “On dit plus de choses ici qu’ailleurs. Ici, tout peut se dire”. La prévention est un travail d’écoute. La répression, est-elle un travail de sourd ?

Sauvetage. H. dit aussi que Rencontre 93 “l’a sauvée”, et que, sinon, elle serait dans la rue ou partie “en live”. Elle est pleine d’énergie et de projets. D’autres ne trouveront pas Rencontre et partiront en live. Pourtant, eux aussi ont sans doute de l’énergie et des projets. Rencontre me fait penser à une oasis dans un désert surpeuplé de marcheurs assoiffés.

Sauvetage (2). Ils écoutent l’histoire de H. qui soutient que Rencontre 93 “l’a sauvée”. Beaucoup de jeunes ont conscience que Rencontre 93 est pour eux “une dernière chance”. Pourtant, d’habitude, on utilise cette expression quand on a la vie derrière soi (chômeur en fin de droit, malade, etc.), pas la vie devant soi.

Sauvetage (3). La prévention, c’est essayer d’anticiper les problèmes que l’on va rencontrer. Pourtant, la répression est de plus en plus conçue comme une évidence et la prévention comme une dernière chance, surtout à l’approche des élections. Est ce que cela signifie que l’on ne souhaite plus anticiper le futur ?

Parler. A. dit qu’à Rencontre 93, “on peut parler”. Au début, il y a toujours le verbe. C’est écrit dans les textes religieux. Parler, c’est le début de la fin de la violence.

Parler (2). Les formes de violence sont très diverses, mais elles reposent toujours sur l’absence de mots. La violence des quartiers sensibles est liée aux armes et à la drogue. La violence des beaux quartiers, c’est de ne pas nommer la violence des quartiers sensibles autrement que par des stéréotypes – par peur, par indifférence ou par mépris.

Mère. A. dit qu’à Rencontre 93 “tu peux parler d’une mère”. Elle dit cela comme si c’était quelque chose d’exceptionnel. Par opposition, que valent les situations et les lieux où l’on ne peut plus parler d’une mère ? Anastasia dit aussi, « Rencontre 93, c’est une famille ».

Daron / daronne : Contrairement à ce que disent les médias, A. affirme que le respect pour les darons et daronnes (pères et mères) est très important dans la cité. De mon point de vue, ce qu’elle vit au quotidien a plus d’importance que les propos des journalistes, qui ne se rendent dans les cités que pour les faits divers ou les émeutes.

Différence. J. se souvient de lui avec affection. Il est parti aujourd’hui. Elle dit qu’il était différent et que les autres se moquaient de lui à cause de cette différence. Il est parti aujourd’hui dans le sud de la France. Il a trouvé un bon travail et a l’air épanoui, peut-être parce qu’il a su cultiver sa différence.

Normalité. Les jeunes de Rencontre cherchent toujours une apparence de normalité : dans leur tenue vestimentaire, dans leurs goûts musicaux, dans leur façon de parler. Tout ce qui est soupçonné d’anormalité est rejeté. Pourtant, le refus de la normalité n’est-il pas le début de la confiance en soi ?

Juger. “Ne juge pas ce que tu fais”. C’est une consigne, au théâtre, pour devenir acteur. Celui qui veut bien jouer doit apprendre à cultiver sa différence devant les autres. Se juger revient à effacer sa différence.

Booba. J. parle du rappeur Booba et me dit qu’elle l’aime beaucoup, ce qui m’étonne parce que l’image de la femme est très négative dans les disques de Booba – toujours comme prostituée ou objet sexuel. Elle réfléchit quelques instants et me dit que j’ai quand même un peu raison, que certaines chansons sont “limites”. Est-ce que je suis le premier à lui parler de l’image de la femme dans les chansons de Booba ?

Booba (2). Un débat est lancé. Les filles abondent dans le sens de Booba : “Il a raison, c’est vrai que les filles, des fois, s’habillent comme des putes”. Les garçons ne parlent pas. Ils n’ont pas besoin de parler. Est-ce parce que les filles ont tout dit à leur place ?

Acteurs. Durant l’atelier théâtre, B. accepte de jouer un rôle de femme. Il a confiance en lui. Les autres garçons le regardent en riant. Ils sont visiblement partagés entre la gêne et l’admiration.

Acteur (2). B., qui a joué le rôle d’une femme réagit : “C’est ça le théâtre, même quand on joue, c’est toujours nous”. “Moi, dans la vie, je joue des rôles, c’est une protection de ouf”. Erving Goffman, un sociologue, confirme ce que dit B. Dans sa théorie, il explique que la vie sociale est comme une scène de théâtre, où il faut apprendre à rester soi-même tout en changeant de rôle.

Révélation. Le prof de théâtre dit à, K, un nouveau que sa prestation est une révélation. C’est vrai que K joue juste. Il est à l’aise en découvrant une part de lui-même qu’il ne soupçonnait pas. Je pense à toute cette expérience que les jeunes des cités ont de la vie et qui, trop souvent, ne leur sert à rien. La plupart seraient sans doute d’excellents acteurs.

Cynisme. Le prof de théâtre dit à B : “Pour être acteur, il faut que tu gardes ton cynisme”. La confiance en soi, c’est accepter d’être soi-même. Parfois, cette découverte est longue et difficile. Parfois, elle n’arrive jamais.

Guitare. Je pensais que jouer un morceau de rock avec une guitare, ici où le rap est dominant, était impossible. J. prend la guitare et apprend à jouer le morceau Seven Nation Army des White Stripes. Moi aussi, j’ai mes préjugés.

Guitare (2). Les langues se délient. Les jeunes n’aiment pas que le rap. L’un d’eux aime les chansons de Jacques Dutronc, un autre le rock. Tout le monde a ses préjugés.

Menottes. A. raconte ce qu’elle a subi lorsque les policiers l’ont menottée en public, dans le tramway : l’humiliation, la colère mais aussi le fait que sa vie aurait pu complètement basculer à partir de ce moment. Elle aurait pu considérer qu’elle ne s’en sortirait jamais et accepter d’être pour toujours hors-la-loi. Dans les cités, on ne devient pas délinquant, on se convainc, au bout du désespoir, qu’on l’est devenu.

Garde à vue. A et H racontent leurs expériences respectives de garde à vue : les coups, les insultes, les allusions graveleuses, le mépris ordinaire des policiers. Elles n’avaient pas seize ans à l’époque. Les jeunes grandissent vite dans les cités.

Garde à vue (2). Les jeunes de Rencontre 93 confirment tous la violence de la garde à vue. Ils sont unanimes. Sur ce sujet, le sociologue Didier Fassin explique que “les jeunes des quartiers populaires savent très bien qu’on les contrôle, le plus souvent, non pas parce qu’on risquerait de trouver quelque chose (car ils font bien attention de ne rien avoir sur eux), mais parce que c’est un moyen de leur imposer une forme de contrôle social. Ces jeunes sont extrêmement souvent contrôlés et sujets à des fouilles aux corps. Ils apprennent très vite qu’ils vont être soumis à ces contrôles. Ils savent également qu’ils n’ont aucun moyen d’aller contre ces pratiques injustifiées”.

Vinojuice : La cité c’est chaud. Des fois on kiff, des fois ont kiff moins, mais en gros, quoi qu’il arrive c’est la merde… C’est presque la guerre… Au fond de nous, on kiff tous nos cités, nos bâtiments, nos blocks, mais on rêve tous de se barrer de là…La cité, c’est comme le taff, sauf que la seule paye que ça nous apporte, c’est la Zonzon.

Cherazed explique que dans son quartier, la vie ne ressemble pas du tout à ce que décrit Vinojuice, qu’elle est beaucoup moins violente. Saïf abonde dans le même sens que Cherazed. Ce que vit au quotidien Vinojuice dans son quartier n’est qu’une version de l’histoire. Il en existe bien d’autres. Il faut savoir tendre l’oreille.

Pouatate habite dans le 15ème arrondissement, à Paris. L’histoire de Vinojuice ne le concerne pas.

D. confirme ce que dit Alvin. Elle dit qu’elle n’en peut plus de vivre ici, avec les odeurs d’urine et de shitt dans les cages d’escalier, avec les coups de feu qui reviennent trop souvent. Elle ne peut même plus aller au parc public, à côté, parce que c’est devenu trop dangereux. Elle voudrait vivre à la campagne, avec l’air pur et les petit oiseaux. Même si elle s’emmerde grave à la campagne, ça vaut mieux qu’ici. Tout vaut mieux qu’ici.

Casquette. Il a toujours sa casquette, avec sa capuche par dessus. C’est une façon de montrer qu’il ne va pas mieux, que son visage n’est pas disponible pour la parole, que son corps fuit la communication. Ce sont aussi des entraves qu’il se met lui-même, comme s’il expiait une faute qu’il ignore et qui n’existe peut-être pas.

Slogan. “Vivre sans entrave” était autrefois un slogan politique. D’une façon générale, il est assez peu utilisé à l’approche des élections présidentielles.

Casquette (2). Il part au Sénégal, un projet qu’on a choisi pour lui. Depuis deux jours, il n’a plus sa casquette. C’est le signe qu’il va mieux. Comme s’il avait retiré sa chrysalide. Il était chenille, il est papillon. Ses ailes commencent à pousser.

Casquettes (3). Ceux qui regardent les reportages télévisés sur l’insécurité dans les banlieues ignorent les entraves que s’infligent ces jeunes en casquette et capuche. On prend ces signes pour des risques de guérillas urbaines. Les élections approchent, et on vote mieux la peur au ventre. Les préjugés nourrissent les campagnes électorales, comme des steacks un pitbull.

Apprentissages. Durant les apprentissages, l’argument de la fatigue revient souvent. La concentration est très faible. Pourtant, il reste toujours quelque chose, un peu d’énergie, un fond d’envie qui pourrait tout changer. Un déclic, peut-être. Saisir ces instants est un enjeu majeur, que les dirigeants de l’Etat en matière d’enseignement devraient prendre en considération. Mais les élections présidentielles approchent… Quant au collège, à la vie scolaire hors de Rencontre 93, Melishou, qui n’y est allée qu’une semaine en un an, explique : « Tu suis tout le monde au collège. Personne te vois ».

Apprentissages (2). Elle dit que lire lui fait mal à la tête. Même le corps, parfois, devient une entrave. Pourtant, durant quelques instants où nous parlons, elle devient réceptive. Saisir ces instants de stimulation suppose de renoncer à l’exigence de rendement. Le problème est que le modèle de cette société est fondé sur l’exigence de rendement, pas sur la capacité à saisir ces instants. Cette exigence est destructrice. On le sait, on s’en doute. Mais les élections approchent, ma bonne dame.

Miss France. Ils évoquent l’élection de miss France et une “belle renoi musclée”. Ils parlent aussi de l’effet peau d’orange sur les peaux des miss. Ceux qui, à l’approche des élections, vont de nouveau évoquer l’insécurité, la guérilla urbaine et l’exigence de résultats n’écoutent pas les jeunes parler. S’ils le faisaient, ils se rendraient compte que les jeunes parlent de miss France et de choses très ordinaires. Oui, mais s’ils les écoutaient, ils passeraient pour qui ? Des personnes faibles ? Surtout en période de crise où prévaut le repli sur soi. Que penser d’une société où l’écoute est perçue comme une marque de faiblesse ?

Particularités. “Se trouver dans le théâtre, c’est exploiter son tempérament, ses particularités”. C’est ce qu’explique le prof de théâtre. “Vous êtes tous particuliers”. Ce rappel est essentiel : oublier que l’on est quelqu’un de particulier peut même relever de la pathologie. C’est la maladie de la normalité.

Applaudissements. Ils se font applaudir durant l’atelier théâtre. “Ça, personne ne peut vous l’enlever”, leur dit le prof. C’est bien la preuve que ça paye d’assumer ses particularités.

Bataille. Aujourd’hui, durant l’atelier théâtre, les deux mutiques du groupe ont joué des rôles de mutiques. Ils se sont levés devant les autres et se sont assis sur des chaises au milieu de la scène. Ça fait des mois que tout le monde attendait ça. Il fallait prendre le temps. Les batailles se gagnent dans le temps qu’il faut pour écouter. Pas dans l’exigence de résultats. On sait tout ça. Alors pourquoi ne pas en faire une priorité nationale ?

Problèmes. “Laisser ses problèmes hors de la pièce réservée au théâtre”. C’est le mot d’ordre du prof. La scène de théâtre est une parenthèse où tout pourrait devenir possible. Et où tout devient possible. L’exemple des deux mutiques en est la preuve.

Transmission – Les soldats qui reviennent d’une guerre traumatisante ne disent rien. Les horreurs qu’ils ont vécues ne peuvent pas trouver de mots. Ces expériences ne peuvent pas être transmises. Alors, les soldats vivent avec et sont condamnés à la souffrance. Toutes proportions gardées, j’ai l’impression que les adolescents de Rencontre 93 reviennent de leur guerre personnelle. Ici, à Rencontre 93, ce serait en quelques sortes le début de la paix.

Pouatate répète ces mots « petite guerre personnelle ». Il confirme : « oui, c’est ça ». Même s’il ne dit rien de plus, même s’il garde le silence, le fait qu’il répète spontanément ces mots est important pour moi, pour lui aussi, j’espère.